FRANÇAIS
L'HUMANITÉ - Gênes, la vérité malgré tout
Gênes (Italie), 13 décembre 2005
Altermondialisation . Les assassins de Carlo Giuliani bénéficient d’un non-lieu, mais dans la capitale ligure, policiers et gendarmes italiens commencent à rendre des comptes en justice pour le « blitz » de l’école Diaz et les sévices infligés à la caserne de Bolzaneto.
Thomas Lemahieu
C’était aujourd’hui, ou alors c’est hier. Le bruit sec, reconnaissable entre tous, des matraques qui cognent les boucliers, puis un long râle, une série de hoquets, un reniflement rauque et, enfin, crescendo, quelque chose comme le sanglot de la foule. Juillet 2001, novembre 2005 : au siège du Supporto legale (Soutien légal) de Gênes, au coeur de ces noeuds de ruelles à quelques pas du port, claquemurées voilà presque quatre ans et demi dans la « zone rouge » interdite pour cause de G8, une petite dizaine d’activistes scrutent sur l’écran un des épisodes de violences policières qui ont ensanglanté les mobilisations altermondialistes (Carlo Giuliani abattu en pleine tête, des blessés graves par centaines). Et photogramme après photogramme, les images de l’effroi et les sons du massacre reviennent envahir l’espace… « Pendant que les juges d’instruction lançaient leurs enquêtes, nous nous sommes attelés, en parallèle, à notre propre reconstruction du fil des événements à partir des centaines de films, des milliers de photos, des témoignages des manifestants et des enregistrements audio des communications des policiers que nous avons obtenus par la suite », raconte Carlo Bachshmidt, un des animateurs de Supportolegale.
Deux à trois fois par semaine, cette poignée de militants, gros classeurs ou ordinateurs portables sous le bras, retrouvent au tribunal une escouade d’avocats, bénévoles eux aussi, souvent jeunes et proches des mouvements qui protestaient contre le G8. Pour les « faits isolés » jugés dans des procès individuels, les condamnations à de la prison, souvent avec sursis, commencent à pleuvoir : une manifestante, qui s’était glissée à l’intérieur de la zone rouge et avait été immédiatement arrêtée, a été condamnée, l’année dernière, à cinq mois de prison pour « résistance à agent ». « Les enquêtes préliminaires des juges d’instruction sont à peine terminées et, dans toute l’Europe, des manifestants reçoivent depuis le début de l’année des avis de mise en examen, explique encore Carlo Bachshmidt. Quatre ans après le G8, ils pensaient que c’était derrière eux, et voilà qu’on les replonge dans ce cauchemar… »
Mais la grande affaire à Gênes, ces mois-ci, ce sont les trois procès collectifs en cours : à défaut de prise en compte politique, leur issue en dira beaucoup sur la capacité de l’Italie à établir la vérité et rendre la justice. En procès depuis le 2 mars 2004, 25 manifestants italiens sont accusés de « dévastation et saccage » (un délit qui n’avait plus été invoqué depuis l’immédiat après-guerre et qui fait encourir entre huit et quinze ans de prison !). Dans l’idée du parquet de Gênes, équipé pour l’occasion des technologies les plus pointues afin d’identifier les suspects sur les vidéos et les photos, cette affaire doit servir à établir la complicité de tous les militants anti-G8 dans ce qui deviendrait des « émeutes » et à justifier a posteriori le déferlement de violences policières. « Mais nous semons des grains de sable dans cette mécanique, se félicite Emanuele Tambuscio, un des défenseurs des manifestants. Au cours des audiences où nous avons entendu les policiers et les gendarmes responsables de ce secteur de la ville, nous sommes parvenus à démontrer de manière incontestable que le cortège des Tute bianche (1), dans lequel se trouvaient la plupart des 25 manifestants aujourd’hui accusés de saccage, avait subi une première charge d’une violence extrême, alors qu’il se trouvait sur un parcours autorisé et qu’il n’y avait pas de heurts. Deux heures après cette opération de police absolument injustifiée contre des milliers de manifestants coincés dans une rue sans voie de fuite, Carlo Giuliani était tué par les gendarmes. C’est à l’évidence une conséquence de cette agression initiale. »
Dans les deux autres procès, ce sont des dizaines d’agents, mais aussi quelques pontes des différents corps de police et de gendarmerie qui sont placés en accusation pour deux épisodes particuliers de violences perpétrées contre des manifestants : le premier pour la descente, dans la nuit du 21 au 22 juillet, à l’école Diaz, prêtée comme dortoir au Genoa Social Forum, au cours de laquelle les « forces de l’ordre » arrêtent 93 personnes et tabassent 71 d’entre elles, jusqu’à les blesser très grièvement (avec un poumon perforé, un Anglais sera même abandonné entre la vie et la mort) ; et le second pour les raclées et les tortures psychologiques infligées à des centaines de militants détenus pendant plusieurs jours dans la caserne de Bolzaneto. Alors que, non sans difficulté (pour reconnaître leurs bourreaux, les parties civiles n’ont eu droit qu’à des photos d’identité parfois très vieilles et abîmées), le procès de Bolzaneto vient à peine de débuter le 12 octobre, celui de la Diaz, commencé le 6 avril dernier, rentre peu à peu dans le vif du sujet avec les auditions poignantes des parties civiles.
Au tribunal, le climat est parfois étrange et les rôles, inversés : à l’entrée, les victimes sont contrôlées avec zèle, quand les policiers accusés passent en blaguant avec les collègues. Haidi Giuliani, la mère de Carlo, qui tente d’assister à toutes les audiences, s’en étrangle presque : « Quand la première à témoigner dans le procès Diaz, une jeune Allemande, a raconté son supplice devant la cour, les avocats des agents ricanaient sous cape : "Mais quand donc s’arrêtera cette pièce de théâtre ?" » Comble du cynisme, les avocats des « forces de l’ordre » tablent, sans s’en cacher, sur une loi en discussion au Parlement (2) qui permettrait de réduire les délais de prescription : « Nous savons tous, monsieur le Président, que ce procès va se terminer par l’acquittement ou la prescription, alors ne gaspillons ni notre énergie ni l’argent public », a osé lancer l’un d’eux lors de l’ouverture du procès de Bolzaneto.
À Gênes, les journaux italiens ne suivent plus les audiences en cours ; le mouvement altermondialiste a la tête ailleurs ; le centre gauche, qui pourrait chasser Berlusconi du pouvoir en avril prochain, envisage, mais très mollement, de mettre en place une « commission d’enquête parlementaire » faisant la lumière sur les responsables politiques des plaies du G8, et la principale formation de la coalition (les Démocrates de gauche, DS) n’a, de manière révélatrice rien trouvé de mieux à faire qu’inviter en 2004 pour la festa dell’Unità nationale à Gênes même le ministre de l’Intérieur de l’époque, le berlusconien Claudio Scajola, pour un débat contradictoire non pas sur les violences policières, mais sur l’immigration… Et malgré tout, l’oubli n’a pas gagné. Le 16 novembre, Lorenzo Guadagnucci, journaliste du respectable quotidien de Bologne Il Resto del Carlino et rescapé de la Diaz, a témoigné pendant plusieurs heures au tribunal : « J’ai vu des groupes d’agents entrer à toute allure, ils hurlaient, ils se sont tout de suite dirigés vers les gens qui se trouvaient allongés, endormis, en face d’eux. Ils ont commencé à donner des coups de pied, à matraquer les personnes, à leur cracher dessus. Je me souviens qu’ils crachaient et qu’ils disaient des phrases comme "Ce soir, vous vous amusez moins" ou "C’est le dernier G8 que vous faites…" Certains agents sont venus dans ma direction. Ils s’en sont d’abord pris aux jeunes qui étaient à ma droite et, en particulier, à une fille qui a reçu des coups de pied au visage. Un garçon a été matraqué par deux agents. Je me suis approché de la fille et, à ce moment, les deux policiers m’ont repéré. J’ai pensé à protéger mes lunettes, ma tête, je me suis alors mis en boule. Ils ont commencé à cogner. J’ai reçu des coups à l’abdomen, sur les épaules, sur un genou. Cela a duré suffisamment longtemps pour me blesser sur tout le corps, surtout les bras qui gonflaient, je perdais beaucoup de sang. »
C’était aujourd’hui, ou alors c’est hier : ce passé blesse encore le présent.
(1) L’un des plus gros cortèges, le 20 juillet 2001, constitué de 15 000 militants des centres sociaux autogérés et des jeunes communistes, qui avaient annoncé leur intention de violer, avec quelques boucliers mais sans armes, la « zone rouge ».
(2) Loi baptisée Salva Previti (Sauve Previti), du nom d’un avocat de Silvio Berlusconi et député de Forza Italia, Cesare Previti, impliqué dans un gigantesque scandale de corruption, qui pourrait bénéficier directement d’un raccourcissement des délais de prescription.